A LA RECHERCHE DES RÊVES ÉGARÉS

La compagnie MAPS a proposé à la Commune d’Ixelles, une RÊVERIE COMMUNE. Il s’agit d’un projet artistique conçu pour les communes, qui vise à retisser le lien social en cette période de (dé)confinement. Ixelles est devenue le décor d’une histoire écrite sur mesure, grâce aux témoignages de ses habitants et à l’imagination de l’autrice Stéphanie Mangez. Découvrez son texte…
Ce matin de septembre, je me suis réveillée
Abasourdie
atterrée
Je n’avais pas rêvé
J’en étais certaine
Aucun songe ne m’avait traversée
Mon stock d’illusions et de fantasmes était épuisé
J’étais une outre trouée
un puits à sec
Mes rêves s’étaient échappés.
D’aussi loin que je me souvienne
les rêves m’avaient toujours constituée
Ils formaient mon ADN
une belle part de mon identité
À l’école déjà, je me faisais gronder
la maitresse voyant bien que seul mon corps d’enfant était sur ce banc
mais que ma tête était partie se balader.
D’aussi loin que je me souvienne
les rêves m’ont habitée
Ça ne m’a pas toujours facilité la vie
J’ai égaré des objets
oublié des rendez-vous.
Un jour
je devais avoir 7 ou 8 ans
j’ai dû esquisser mon autoportrait
Les autres élèves s’appliquaient
à reconstruire leurs visages
trait pour trait
J’avais dessiné une tête parachute
Un corps boisé
accrochés à mes souliers
des mésanges pour rendre mon pas plus léger.
Ce matin du 22 septembre 2020
j’éprouvais une sensation de vide
Le miroir écorné abandonné par les précédents locataires me confirma ce que je savais déjà
Après un moment d’hébétude
j’ai enfilé quelques vêtements
dévalé les escaliers
je suis sortie dans la rue
avec la ferme intention de me remplumer.
L’odeur du pain chaud me mena tout droit à l’épicerie
Vous rêvez moins depuis le confinement ?
demandais-je timidement à la jeune vendeuse derrière son comptoir
à qui je venais d’acheter un pain au sucre
— Je n’ai jamais beaucoup rêvé
me répondit-elle
— Toujours des rêves à la taille de mon portefeuille
qui n’est pas très garni
Quel âge avez-vous?
— 22 ans.
À 22 ans, peut-on rêver timidement ?
Vraiment ?
Est-il possible que les rêves grandissent avec l’âge ?
C’est ce que je lui souhaite en repassant la porte vitrée en prenant soin de ne pas toucher la
poignée.
Ce jour de septembre 2020
le soleil brille insolemment sur Ixelles
Un soleil XXL
Un de ces soleils qui aurait confondu le Matongé d’ici et le Matongé de là-bas.
Bonjour jeune homme
Avez-vous rêvé cette nuit ?
Peut-être prévoyez-vous de rêver aujourd’hui ?
C’est dans votre planning ?
À Votre agenda ?
Porte de Namur
Je croise l’homme aux 7 paires de mocassins
Une paire jaune pour le lundi
une rouge pour le mardi
une bleue pour le mercredi
— La vie en couleur et des couleurs dans la vie !
me lance t’il.
Mademoiselle
le bus 71
est-ce un bon endroit pour rêver ?
Je vous vois hocher la tête
Vous acquiescez ?
Et toi l’enfant hirsute qui s’abrite dans la longue robe de ta maman ?
Hé le chat au collier
tu rêves aussi ?
Je me raccroche aux rêves des autres comme à des bouées
Je marche d’un pas plus assuré.
Rue de Dublin
Un homme dégingandé aux chaussures ailées
Gulliver aux bottes de 7 lieues qui semble survoler les soucis et les pavés
Je voudrais l’interroger
Monsieur
Monsieur
attendez
Un camion passe
je traverse
Trop tard
il s’est volatilisé.
Dans ma besace de rêves récoltés
Une idée revient
Entêtante comme un refrain de Michel Fugain
Rendre la rue aux habitants
Que chacun puisse mettre une chaise devant sa porte
Tricoter, lire son journal, dessiner à la craie
Réparer son vélo sur le trottoir
— L’autre jour, ma chaine avait déraillé. Purée, j’ai hésité, elle me dit, je n’ai pas osé
déballer les outils
être regardée
Pourtant, imagine ce qui aurait pu se passer
Imagine.
Rendre la rue
à tour de rôle
un tronçon
on évacue
on fait de la place
Et les gamins ils jouent au ballon
Ça te parait un peu con ?
Non, non.
Les voitures, déplaçons
tronçon par tronçon
Ta rue c’est ta rue
Elle t’appartient.
Ta rue sans-souci
Ta rue du nid
Ta rue du lac
Ta rue américaine
Et les vitrines des rez-de-chaussée
redeviennent lieu de vie et commerce de proximité
L’occupant ou la locataire y vend
des pulls tricotés
des marrons grillés
Rendre aux gens
le pouvoir de faire
de leurs propres mains
ce qu’ils aiment faire.
Ta rue des brebis
Ta rue du brochet
Dans ta rue partagée
le dimanche
on prépare des crêpes
– Un jour ils sont venus sonner
dit la dame de la rue sans-souci
Celle que parfois
on entend tomber
Ils sont venus sonner
demander de la farine ou des œufs
J’ai donné
donné beaucoup
Ils étaient étonnés
J’ai grandi dans une ferme
Je crois que ça vient de là
la générosité
Et après, j’ai eu droit à ma crêpe.
Ta rue de l’été
Ton rond-point de l’étoile
Rendre à César ce qui est à César
Rendre la rue aux gens
de temps en temps
y organiser une fête
toutes générations confondues
– Après la fête,
Je pourrais
je ne sais pas
par exemple
garder les enfants des voisins
pendant que la mère fait une course
Mais pour aider
il faut se connaitre.
Oui, il faut se connaitre
pour voir au-delà du handicap
de la femme qu’on entend tomber
ce caractère bien trempé
et toutes ces possibilités
la force de cette femme qui par deux fois a appris à marcher.
Ton avenue de la folle chanson
Ta rue forestière
Tes généraux : Derache, Jacques, Thys, Patton
Tous au garde à vous pour te laisser passer
Ta rue souveraine.
Chaussée de Boendael
un gars en survêt au regard pétillant me demande une petite pièce
— D’accord, je vous donne une pièce en échange d’un rêve
Pas désarçonné pour un sou
il me répond du tac au tac
Son rêve à lui, c’est que sa dette de 26 000 € se volatilise
Plus d’ardoise
alors que j’extrais une pièce de 2 euros de mon portefeuille
Il me demande s’il a droit à un deuxième rêve ?
— Un deuxième, un troisième, autant que vous voulez.
Alors je voudrais aller aux Maldives
Faire de la plongée.
J’en faisais avant
avant de plonger moi-même
avant d’en arriver là.
Quatre ans que le gars en survêtement au regard pétillant a adopté Ixelles
Ou qu’Ixelles a adopté le gars en survêtement au regard pétillant
On conclut notre transaction au cœur de cette rue commerçante où des hommes et des
femmes entrent et sortent
de la boulangerie
des restaurants
de la banque
de la librairie
en tentant tant bien que mal de respecter les fléchages
d’exécuter la chorégraphie proposée par les autorités.
Une dernière question pour la route
Son coin préféré ?
Le resto italien au coin
Là
Qui me donne à manger
tous les vendredis
juste avant la fermeture
Il a répondu sans hésiter.
Dans l’allée 10 du cimetière
je demande aux enterrés s’ils ont des rêves à me refiler
Un air de guitare interrompt mon dialogue intérieur
Un homme assis sur un tabouret pliable joue devant une tombe fraiche
ornée de deux croix en bois
Je ne m’approche pas
J’observe les oiseaux qui non loin de là s’en donnent à cœur joie.
L’homme-qui-écrit me dit
— Dans la vie normale, tu regardes les gens la journée et Le jardin extraordinaire le soir
Pendant le confinement, je regardais les gens le soir sur mon écran
Et les oiseaux sur ma terrasse la journée
Tout était inversé.
Sur la terrasse de l’homme qui écrit
un couple de mésanges bleues s’est installé
C’est une espèce monogame
qui zinzibule ou zinzinule à l’approche du danger.
— J’ai vu une mésange tenter de réanimer son partenaire
lui donner des coups de bec et lui sauter dessus
en vain
Alors j’ai enterré la petite mésange bleue
La deuxième l’a cherchée, cherchée.
Rouge-queue
Troglodyte
mésange nonnette
mésange charbonnière
mésange bleue
merle noir
geai des chêne
pigeon ramier
accenteur mouchet
pouillot véloce
En pleine ville
Chaussée de Wavre
à Matongé
Il m’a fallu 15 ans
et un confinement
pour réaliser que j’étais si bien entouré.
En marchant, je redis zinzibuler, zinzinuler
Il entre illico dans la liste de mes mots préférés
zinzibule, zinzinule.
À force d’arpenter les rues et d’alpaguer les gens
Mes jambes commencent à trembler
Sur la place Fernand Cocq réaménagée
Je bois un café
avec une habitante de la planète née ici
à Ixelles exactement
il y a 63 ans.
Une habitante heureuse de faire partie de ce petit miracle ixellois
Tant de nationalités
une telle densité
une telle harmonie
Ça donne de l’espoir, non ?
Des rêves, elle en a à revendre
Elle sait qu’il importe de s’y accrocher
Que des copains dans l’alcool ont replongé
Elle sent l’impact psychologique incommensurable
De ce que nous avons
chacun
chacune
traversé.
– Il ne faut pas occulter ce désespoir.
A quelques mètres de la terrasse où nous sommes attablées
Un homme aux rastas blondes
s’adosse à une poubelle
se pose à même le sol
un sac élimé à ses pieds
Et je projette sur lui ses mots à elle.
La femme à la tasse de café n’est pas à court d’idées
— On pourrait
peut-être
faire d’Ixelles la commune la plus fleurie de Belgique ?
Comme principe d’émulation
je veux dire.
Et chacun accroche un pot de fleurs à son balcon
sa fenêtre
son lampadaire
Puis il n’y a pas besoin de partager une langue ou des convictions politiques
pas besoin d’avoir fait de hautes études
Tout le monde peut faire pousser une petite plante
Et on s’échangerait des semences
On irait piquer les graines des roses trémières pour les jeter aux quatre vents
On tendrait des fils d’un immeuble à un autre, pour que le lierre s’y enroule
Et des chaines de cœur
petites plantes vertes porteuses d’espoir
Puis il y aurait des glycines pour que les oiseaux y nichent
La femme qui parle a grandi à Boendael
à l’époque où des brebis paissaient près des potagers
élevée par une grand-mère qui pensait que la place de l’enfant
« c’était dehors, et par tous les temps »
Alors forcément.
Avoir ouvert les jardins Malibran
pour la première fois depuis si longtemps
Ça donne de la joie ça, non ?
La phrase ricoche sur une confidence recueillie plus tôt
– Pendant le confinement, les arbres étaient tout contents
Vous les avez entendus chanter ?
Faut juste pouvoir les écouter.
La femme à la tasse de café conclut
– Si aujourd’hui, j’ai l’autorisation de rêver grand
Alors j’aimerais offrir à chaque habitant et habitante
un balcon
une fenêtre bien orientée
où se poser avec un bouquin ou une tasse de thé
Pour chacun
Chacune
une place au soleil
Un carré de ciel.
Ce rêve à un autre fait écho
Allons-y pour les cadeaux
Offrir à chaque Ixellois une bicyclette
Au comptoir de provélo
derrière la vitre en plexi,
l’homme me dit
— Ici on rêve tous les jours
la petite reine sur les pavés
le vélo-cargo pour déplacer des montagnes
concert de sonnettes comme les carillons d’autrefois.
Alors qu’il parle, un groupe d’apprentis cyclistes prend le départ
En file indienne
Gilet fluo sur le dos.
Des lycéens sortent en grappe de l’Athénée Charles Janssens
Je laisse les idées fuser
– des maisons de jeunes
– mais en plus luxueux tu vois
– des centres de quartiers
– une salle de sport
– où en tant que fille tu te sens vraiment à l’aise
– Et dans laquelle tu n’es pas cantonnée juste au fitness
Dans ma besace
j’ai recueilli des colères
des étonnements
des peurs
des routines
des images
des envies de changement.
– Au début du confinement, j’étais soulagée.
J’avais moins de travail
après des mois à être surmenée
j’allais pouvoir souffler
Puis la colère est montée
Ce métier que j’aime faisait partie du non-nécessaire
Dépendre d’une structure qui dépend des écoles qui dépendent des communes
qui dépendent des mesures gouvernementales qui dépendent des rapports scientifiques
qui observent l’évolution de ce foutu virus
Et cette colère, je n’avais nulle part pour la diriger
Alors contre moi elle s’est retournée.
Dans les rêves des humains et humaines que j’ai croisés
on trouve
des rues joyeuses
des boites aux lettres rouges qui ploient sous les mots d’amour comme la boite postale
penchée juste devant la librairie de l’université
Des groupements d’habitants qui ratissent les rues quand Miss Plume Plume
ce chamour ou pelage orangé
ou son grand frère matou Momo Lover
se sont perdus dans le quartier.
Dans ma mine à rêves
il a y un lien tissé entre un resto et une personne endettée
Des rendez-vous réguliers
des petits plats mijotés
De la dignité.
Dans ma hotte
tu trouveras des points d’eau potable partout et pas que dans les cimetières
Et aussi des carafes d’eau sur les tables
et des toilettes accessibles
Il y a des bancs pour relier des humains qui ont besoin de vider leurs sacs et d’autres
humains heureux d’entendre une voix
un accent
une histoire.
Il y a le banc de l’insurrection
pour se tenir debout
faire vibrer sa colère
proposer des utopies
Il y a du changement qui soulève
Il y a le mot « politique » qui retrouve des galons.
Il y a aussi un taxi social qui emmène la femme qui tombe et se relève à la piscine d’Ixelles
Il y a des vieux au cœur de la société
au cœur des places
Il y a une place pour la mort ailleurs que dans les cimetières
Et de la musique
en l’honneur des vivants et des morts.
Sur les murs de l’université
En lettres imprimées
LA PENSEE NE DOIT JAMAIS SE SOUMETTRE
HET DENKEN MAG ZICH NOOIT ONTWERPEN
DAS DENKEN DARF SICH NIEMALS UNTERWERFEN
THINKING MUST NEVER SUBMIT ITSELF
EL PENSAMIENTO NO DEBE SOMETERSE NUNCA
Et les rêves alors ?
Doivent-ils se soumettre ?
Ne sont-ils pas une pensée ?
Et toi, tu rêves moins depuis le confinement ?
Tu rêves autrement ?
Tu t’autorises à rêver ?
Plutôt rêveur de jour ou rêveur de nuit ?
De quelle matière sont tes rêves ?
Tes rêves ont-ils un début, un milieu et une fin ?
Ça t’arrive de zinzinuler dans tes rêves ?
De survoler les rues de ton quartier ?
Dans tes rêves, entends-tu les arbres chanter ?
Tu rends visite à ta grand-mère dans tes rêves ?
À ton voisin d’en face ?
Tu parles à tes morts dans tes rêves ?
Tu t’y accroches, à tes rêves ?
Dis, tu me prêtes un rêve ?
– Tous droits réservés –
L’autrice tient à remercier les Ixellois et Ixelloises de s’être prêtés au jeu de l’interview,
d’avoir partagé sensations, souvenirs, moments d’intimité. Et des sourires masqués.
« Dis, tu me prêtes un rêve ? (A la recherche des rêves égarés) », une rêverie de Stéphanie Mangez écrite pour la commune
d’Ixelles dans le cadre du projet « Rêverie commune de l’asbl Compagnie MAPS, avec l’aide des habitants de la commune et
le soutien de la COCOF.